Madame S. vit dans une gare en région liégeoise depuis plus de deux ans déjà. Elle vit au milieu du couloir, du mouvement. Elle vit là où les gens passent, se posent parfois mais partent toujours. Elle vit là dans un coin, effacée dans le brouhaha et le mouvement. On ne la voit pas, mais on la sent. Elle dégage le genre d’odeur qui rebute, qui donne des haut-le-cœur, fait fuir. Enfin, elle existe.

Elle existe dans le bruit

Elle est presque tout le temps au même endroit. Depuis son renforcement, elle voit et entend les gens qui passent.

Si elle se déplace, c’est pour avoir vue sur l’extérieur de la gare. Parfois, elle sort s’assoir sur un banc et reste là, occupée par tout ce qu’elle voit et entend.

Est-ce bien ce qu’elle cherche ? Être submergée par le bruit et les divers stimuli pour ne pas être embêtée par les siens ?

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Elle existe dans son corps

Cela fait des mois qu’elle nous a évoqué l’envie de se laver mais elle veut un lieu précis, ouvert une seule fois par semaine et juste pendant nos réunions d’équipe. Bingo…

Nous nous libérons tout de même quelques fois car elle nous a demandé de l’accompagner. Mais à chaque fois, elle a au moins une raison de ne pas y aller. Nous sommes toujours disposé·es à l’y emmener, mais elle nous a dit vouloir y aller seule. Cela fait déjà quelques semaines et toujours rien.

On voit qu’elle se rend compte de son odeur. Elle dit qu’elle doit se laver mais malgré nos tentatives, elle ne met pas d’autres mots là-dessus.

Pourtant, elle prend soin de ses cheveux, les brosse et les coiffe. Elle semble partagée dans l’idée d’aller au bout du soin d’elle-même.

Elle existe à travers son odeur

On le sait, être sale, ne pas prendre soin de soi, sentir mauvais, peuvent être une façon de se protéger des autres, de les repousser. En tant que femme aussi, c’est sans doute une double protection.

Mais c’est aussi parfois un appel à l’aide, une manière de dire « je n’y arrive plus, j’en suis là, aidez-moi ».

Assise seule dans un coin sans faire de bruit, son odeur rappelle sa présence, même si c’est par des regards jugeants, mal à l’aise ou de pitié, ou encore des remarques méprisantes, voire insultantes. On l’a vue, on l’a sentie, on lui a parlé. Enfin, elle existe.

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Elle existe à travers notre suivi

Par notre présence, nous lui apportons la reconnaissance qu’elle existe, qu’on la voit, qu’elle a une importance mais aussi une reconnaissance de ce qu’elle vit.

Nous lui offrons la possibilité d’être là, de l’accompagner et la soutenir pour avancer vers autre chose. Nous essayons aussi de la connecter à des moments de parole, de la plonger dans une discussion et de la connecter à elle-même.

Nous explorons les pistes et sommes là, quoi qu’il en soit et peu importe le temps que cela prendra pour enlever ce masque, cette couche de saleté protectrice, cette odeur qu’on ne peut nier.

Quoi qu’il arrive, nous serons là pour Madame S.

Nous l’accompagnerons, peu importe son apparence ou l’état dans lequel elle se maintiendra.

Nous serons là, peu importe le temps qu’il lui faudra pour accepter de quitter le confort du brouhaha qui permet d’échapper à ses pensées.

Nous serons là, toujours, pour montrer à Madame S. qu’avec ou sans ces couches de vêtements, cette saleté, ces odeurs, cette fuite du mental, nous serons là.

Il faut en prendre conscience

C’est dur de voir des personnes dans des états parfois difficiles à accepter. Mais il faut reconnaître que si certaines personnes sont sales, de manière générale ce n’est pas parce qu’il n’y a pas assez de services et d’offres mais aussi parce qu’elles choisissent cette option pour survivre à la rue, à l’errance, à la solitude, et aux risques.
Il y a l’écorce protectrice du corps et des vêtements mais aussi l’écorce protectrice résultant des conditions de vie dans un lieu rempli de stimuli. Ces écorces sont nécessaires pour tenir le coup et échapper à l’inacceptabilité mentale de la situation.
C’est une manière de survivre dans un univers destructeur et déshumanisant.

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(*) Nous mettons tout en œuvre pour respecter la vie privée de nos patient·es et notre secret professionnel. Nous voulons néanmoins témoigner de la façon dont ils·elles doivent survivre et de la manière dont nous travaillons ensemble à leur réinsertion. Par conséquent, le nom des lieux et des personnes sont volontairement omis ou modifiés et des situations vécues sont placées dans un autre contexte. Il n’y a pas de lien direct entre les photos et les histoires ci-dessus.