Monsieur T.*,

Un jour, les conditions se sont réunies pour que vous intégriez un logement et puissiez quitter le centre d’hébergement d’urgence dans lequel vous dormiez depuis une dizaine d’années. A trois reprises, nous sommes venu.es vous chercher pour vous emmener dans votre nouveau 'chez vous'. A trois reprises, vous avez refusé de nous suivre. Vous nous disiez être trop fatigué, ou avoir mal au ventre.

 

Les pertes de mémoire dont vous souffrez vous obligent à répéter les mêmes itinéraires chaque jour, afin de progressivement les mémoriser. Au fil des mois que vous avez passés dans ce centre d’urgence, vous avez acquis des repères, et l’idée de vous en éloigner vous tordait l’estomac.

Vous n’étiez pas prêt à vous éloigner des trajectoires que vous connaissiez et la peur de déménager vers un ailleurs inconnu, de prendre le risque de vous perdre au milieu d’un environnement étranger, vous paralysait.

@Pierre-Yves Jortay Photography

Nous vous avons rassuré, à travers l’accompagnement qu’on pouvait vous proposer, mais aussi encouragé dans votre capacité à surmonter vos peurs.
Parfois, j’ai eu l’impression de devoir vous convaincre d’emménager. Jusqu’où fallait-il vous motiver ? Mon expérience avec vous m’a fait approcher les contours, flous et fluctuants, de cette frontière entre vos envies et les nôtres.

 

Avant de tenter une ultime fois de vous accompagner vers ce logement, nous prenons un café en terrasse vous et moi. L’ambiance est à la fois détendue et crispée, quelque chose est en train de se jouer. Je pressens que vous n’avez pas envie que ce moment se termine, que vous avez besoin de temps. Alors nous reprenons un  café et puis encore un autre.

 

J’ai le sentiment qu’il me faut me mettre un peu en retrait et vous laisser tout l’espace pour prendre la décision qui suivra. Nous avons passé quinze ou vingt minutes en silence. Le temps de vous laisser vous projeter, hésiter, et finalement décider. Un moment plein d’émotions, à l’issue duquel vous me dites : «  Bon alors, qu’est-ce qu’il me faut ? Du papier toilette, à manger, du tabac, quoi d’autre ? ».

 

Bonne route Monsieur T. !

Vous voulez en apprendre plus sur notre travail en logement ?

(*) Nous mettons tout en œuvre pour respecter la vie privée de nos patients et notre secret professionnel. Nous voulons néanmoins témoigner de la façon dont ils doivent survivre et de la manière dont nous travaillons ensemble à leur réinsertion. Par conséquent, le nom des lieux et des personnes sont volontairement omis ou modifiés et des situations vécues sont placées dans un autre contexte.

© P-Y Jortay - Infirmiers de rue 2020